Début des années 80, dans la banlieue lyonnaise. Les frères Moktar et Mohammed Amini grattent des reprises de tubes rock’n roll américains dans l’appartement familial au grand dam de leurs parents. Ils cherchent un chanteur et le trouvent : ce sera Rachid Taha, une bête de scène magnétique. Le groupe répète d’arrache-pied, invente peu à peu un rock au mélange audacieux et inédit : énergie punk, passion pour la soul et la funk, rythme reggae britannique et les sonorités nord-africaines.
Mohammed Amini s’inspire des UB40 qui avaient choisi leur nom en s’inspirant du formulaire d’assurance chômage britannique. Le groupe s’appellera Carte de Séjour, un document administratif tout aussi important pour ces fils d’immigrés.

Le public “ branché “ de l’époque lui réserve un bon accueil. Il se fait remarquer aux très courus Transmusicales de Rennes de 1981. Jérôme Savy rejoint le groupe l’année suivante et Carte de Séjour prend son envol, entouré de producteurs solides et porté par le charismatique Rachid Taha.

Puis en pleine montée de l’extrême droite, son éblouissante reprise du “ Douce France “ de Charles Trenet suscite autant la haine que l’admiration. Il occupe désormais une place centrale sur la scène rock française de la seconde moitié des années 80 avec deux albums remarquables.
Il n’y en aura pas trois. Rachid Taha s’éloigne de plus en plus de ses vieux copains, prêt pour une carrière solo qui se révèlera fructueuse. Sans incarnation, le groupe périclite et s’éteint.

Carte de Séjour, c’est le rock malicieux des enfants des cités des années 80, une jeunesse agitée par les premières marches antiracistes qui découvre tout juste le hip hop. Mais ça c’est une autre histoire…

Charles Trenet n’était pas, paix à son âme, un forcené de l’esprit de résistance. Pourtant, il écrit cette chanson en 1943, durant l’Occupation de la France par l’Allemagne nazie. La Seconde Guerre mondiale terminée, Charles Trenet n’enregistre ce morceau qu’en 1947. Voyez l’ambiguïté : cette France, c’est celle de son enfance. La France des années 1920, celle d’avant Hitler. Charles Trenet célèbre un pays sage et rassurant où il fait bon vivre. Il chante ses campagnes et ses villages, qu’il a connu et aimé enfant. Une vraie carte postale qui fait la joie de tous les conservateurs et les défenseurs d’une France dite “éternelle”, celle du régime de Vichy. D’où le malaise : “Douce France” devient la chanson emblématique d’un pays… idéalisé.

Finalement, c’est le groupe de rock en arabe Carte de Séjour qui, quarante ans plus tard, offre à cet air magnifique sa vraie dimension universelle. Sur les images jaunies des souvenirs se mêlent de belles nappes d’oud. La chanson révèle ainsi le sens caché qu’elle gardait en elle, et dont Charles Trenet n’eut peut-être jamais la moindre idée : une déclaration d’amour à la France de l’accueil et de l’ouverture à l’autre, au sentiment d’appartenance partagé et riche des différences de ses habitants. Cette France généreuse sort magnifiée de cette reprise puissante qui fit scandale. Et pour cause, en France, au milieu des années 1980, l’extrême-droite sort de l’ombre et enchaine les coups d’éclat.